Le 11 juin 1989


Qui sourit n'est pas toujours heureux. Il y a des 
larmes dans le cœur qui n'atteignent pas les yeux.
Jane Austen

C'est dur quand quelqu'un vit dans ton cœur et non dans ta vie.
Inconnu



Quatre heures et demie du matin, Frimousse, notre petit chien et notre système d’alarme, nous informe qu’il se passe des choses anormales. Il jappe l’alerte générale. Et sur le coup nous entendons frapper à la porte. Je dégringole l’escalier suivi de mon épouse et de François. Pascale dort chez des amis et Chantale est aux études à Montréal.

« Monsieur Dénommée, excusez-moi de vous déranger mais Isabelle vient d’avoir un accident et vous devriez aller à l'hôpital », ce sont ces paroles qui nous ont accueillis à la porte. C’est sur ces mots que Luc Routhier, un ami de notre fille, nous a assommés ce matin du 11 juin 1989, un dimanche.

Sans poser trop de questions auxquelles d’ailleurs nous n’aurions pas eu de réponses, je remercie le visiteur matinal. Nous nous sommes tous regardés avec plein de questions dans nos têtes. Isabelle, un accident. Dans quel état est-elle? Où est sa fille Stéphanie âgée de sept mois?

Nous avons pris l’auto après avoir informé François que nous allions à l’hôpital. Il aurait voulu nous accompagner mais nous lui avons dit que nous reviendrons le chercher si cela était nécessaire. Et en écrivant, j’y pense, dans une situation semblable, c’est quoi le nécessaire? Si c'était à refaire, il aurait sa place.  En embarquant dans l’auto, mon épouse m’a demandé : « Est-ce que tu vas être capable? » Bien qu’il était très tôt le matin, je savais que sa question visait ma sobriété qui fêtait ce même jour son troisième anniversaire. « Aucun problème! » Je devais prendre mon gâteau de trois ans le vendredi précédant mais elle  m’avait demandé d’attendre à la semaine suivante car les enfants seraient présents. Ils seraient tous présents. Il n’y a pas eu de gâteau depuis ce temps!

Dix kilomètres sous un soleil déjà resplendissant et pourtant des nuages noirs de craintes et d’appréhensions. Dans quel état est-elle? Blessée légèrement, beaucoup. Restera-t-elle handicapée? Nous ne tarderons pas à connaître les réponses et effectivement, dès que nous sommes entrés dans la salle d’urgence nos inquiétudes ont pris des proportions incommensurables.

L’aumônier qui connaissait Blanche puisqu’elle travaillait au même endroit nous glisse : « Pauvre Blanche! ». Et comme si cela ne suffisait pas, le policier de faction, surpris de me voir, me dit : « Gilles, tu es déjà au courant. » Dans la même seconde, mes oreilles se recroquevillent lorsque quelqu’un dit qu’il y avait trois morts. À voir tous les visages et tous les regards autour de nous, la situation ne laissait aucune ambiguïté.

« Voulez-vous la voir? » Et nous avons suivi. « Elle est morte sur le coup! » C’était bien elle, sans blessure apparente. Avec son jacket noir. 18 ans. Fauchée. Au revoir Isabelle! Nous t’aimons et allons prendre soin de ta fille. Nous allons nous occuper d’elle comme toi tu t’en es occupée depuis sa naissance avec beaucoup d’amour. Rien n’aurait pu lui enlever sa fille. Le petit moulin continuera à faire tique tique tac. Et garde un œil sur nous tous, sur elle et aide la, guide la de ton promontoire. Dieu l’avait rappelée. Il prétendait en avoir plus besoin que sa fille, que ses sœurs, que son frère, que nous!

Séparée de Stéphane, le père de Stéphanie, elle vivait en appartement avec son bébé de sept mois. Elle avait abandonné ses études en secondaire trois. Mais dans les jours précédents, elle avait entrepris des démarches afin d’améliorer ses conditions de vie. La semaine suivante nous avions un rendez-vous pour finaliser son inscription aux cours des adultes.

D’habitude quand elle sortait, elle réquisitionnait quelqu’un de la famille pour garder, souvent Pascale, nous quelquefois. Mais ce samedi soir-là, elle était sortie sur le tard avec son ami Nadine et avait demandé quelqu’un du voisinage. Une fois à l’hôtel, elles se sont quêtées un transport pour se rendre au Lac des Barbus non loin de l’aéroport de Val-d’Or, lieu de rassemblement privilégié à l’époque. Elles devaient revenir avec le même transport mais elles ont prolongé leur veillée et ont dû avoir recours à un autre transporteur : Marc et son ami Éric. Sur le chemin du retour, sur un chemin complètement droit d’environ cinq kilomètres, Isabelle a demandé à son amie Nadine de changer de place car elle voulait être derrière le conducteur qu’elle trouvait beau. Ce fut chose faite. Quelques secondes à peine après ce changement de place, l’inévitable est survenu.

Nous quittons l’hôpital quelques instants plus tard dans l’intention de revenir avec François et Pascale. De retour à la maison, François est mis au courant de la situation. La veille, Pascale couchait chez des amis en ville et en farce je lui avais dit que je téléphonerais très tôt le dimanche matin et que je viendrais la chercher.  Quand Michel, le père de son amie, a répondu vers les six heures et trente, il a dit à Pascale : « C’est ton père! » J’ai entendu dire : « Il est bien niaiseux lui me téléphoner à cette heure-là! » Elle a par la suite compris. Prémonition.

Notre seconde visite à l’hôpital réalisée, nous sommes passés au loyer d’Isabelle afin de récupérer Stéphanie avec un peu de bagages pour les prochaines heures. Et la gardienne avait hâte que nous arrivions car elle ne devait garder que quelques heures et n'avait pas avec elle ses médicaments essentiels.

De retour à Val-Senneville, nous avons téléphoné à Chantale à Montréal de sorte qu’elle puisse prendre le prochain autobus. Elle avait eu un étrange pressentiment la veille. Elle avait même téléphoné chez Isabelle mais c’est la gardienne qui avait répondu. Elle aurait voulu lui dire d’aviser François de ne pas prendre une auto noire car un accident était prévisible. Erreur sur le prénom et non sur les faits. Nous avons aussi téléphoné à Stéphane et nous l’avons informé de la situation et prévu un conseil de famille afin d’orienter le futur de Stéphanie. Nos parents respectifs, nos frères et nos sœurs ont aussi eu droit à l’appel téléphonique sinistre. Mon père, veuf depuis cinq ans, au salon funéraire, nous avait dit « Pourquoi est-ce qu’Il n’est pas venu me chercher et laisser Isabelle à sa fille. Je suis vieux. Je suis malade. » Deux mois plus tard, Dieu répondait à son appel. Nous avons aussi prévenu un ami de longue date, Pierre Busque enseignant et curé de la Paroisse Saint-Charles-Borromée, qui est venu nous prêter main forte.

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En après-midi, nous étions tous chez le notaire Simpson afin de régulariser la situation d’une fillette de sept mois qui ne se doutait de rien. En effet, à l’issu du conseil de famille, nous étions mon épouse et moi nommés tuteur de Stéphanie. Le tout a été entériné par une présence au Palais de justice le 17 avril 1990 lors d’une très forte tempête de neige où même notre notaire, pris à Montréal avait dû se faire remplacer.

Nous étions déjà ses grands-parents, marraine et parrain par le baptême, et avec le certificat du jugement d’adoption, nous sommes devenus sa maman et son papa. Je l’imaginais à l’école à l’entrée scolaire en maternelle répondre aux questions de l’enseignante. « Ce qui ton père? ». « Gilles ». « Et ton grand-père? ». « Gilles ». « Et ton parrain? ». « Gilles ». J’anticipais l’enseignante lui dire, étant donné ses réponses inhabituelles : « Va expliquer cela au directeur ». C’était moi. Je commençais mon séjour à l'école Saint-Isidore de Val-Senneville en même temps que ma fille. L'enseignante n'a pas eu besoin d'aller aussi loin. Elle connaissais l'histoire.

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Les arrangements ayant été pris au préalable à la Maison funéraire Blais, Isabelle fut exposée le lundi et le mardi. Tout un choc de rencontrer Mme Blais, la directrice avec les explications sans doute coutumières. Des questions diverses touchant l'embaumement, l'incinération, le choix du cercueil, les modalités, les heures, les fleurs, les porteurs, etc. La routine quoi! Sa routine.

Salon funéraire plein à craquer, pleins d’amis qui voulaient partager notre peine. Des becs à profusion, des poignées de main solides, des mots inestimables. Cela faisait vingt-trois ans que Blanche œuvrait au Centre-Hospitalier Saint-Sauveur et vingt-quatre ans que je travaillais dans le milieu de l’enseignement. Nous étions connus, nos enfants aussi. Et la semaine précédente, un autre jeune, un ami aussi d’Isabelle avait péri dans un accident d’automobile : Dany Bossé. Même âge. Fauché. Coup sur coup, une autre famille, et des amis dans le domaine de l’enseignement, étaient dévastés. Le monde étudiant était bouleversé. Je revois encore des jeunes dans l’entrée en peine. Je revois Boum Desjardins et chaque fois que je passais devant lui me faire signe avec sa tête me disant ce n’est pas possible. C’était pourtant vrai.


       Famille Janvier 1989
Au salon funéraire, il nous a été donné d’en apprendre un peu plus sur les causes de l’accident. La voiture de l’autre, Jacques, 19 ans, serait venue frapper de plein fouet celle de Marc, 23 ans. Auparavant, des amis avaient ramené Jacques chez lui car il voulait semble-t-il se suicider. Là s’arrête la présomption mais il reste que ce dernier aurait pris les clés de l’auto de son oncle et aurait pris le chemin de l’aéroport. On connaît la suite. Marc a été exposé à Rouyn, son lieu de résidence. Son compagnon également de Rouyn, Éric Leblanc, 20 ans, en fut quitte pour des blessures légères. Quant à l’amie d’Isabelle avec qui elle venait tout juste de changer de place, Nadine, 19 ans, une fracture du poignet. Ce n’était pas son heure!

Nous ne serons jamais assez reconnaissants à toutes nos équipes de travail respectif durant ces jours de désarroi et de très grande affliction autant par leur présence physique et leur très grand support psychologique et émotionnel. Organisation de certains besoins alimentaires à la maison autant par les membres de la salle d’opération de l’Hôpital que par ceux du secondaire II de la polyvalente. Sans oubli, une idée bienveillante de Roger Turgeon et Jean Luc Baril,  la pelouse fut tondue sur notre terrain pendant notre absence. 

Les funérailles furent célébrées à l’Église Saint-Isidore de Val-Senneville. Une très belle cérémonie religieuse structurée par les membres du Centre d’animation chrétienne de la polyvalente, connu sous le nom du CAC et l’équipe pastorale de la paroisse St-Isidore avec Sœur Laurette en tête. Quatre célébrants dont Pierre Busque, Pierre Dauba, Georges Houle et Fernand Gauthier et des détails ingénieux dont une jeune fille qui joue un morceau de violon, rappel des études faites par Isabelle au Conservatoire de musique.

Un dernier adieu au cimetière et un dernier geste sur le cercueil blanc pour lui souhaiter bon voyage et de partir en paix. Plus de trente ans ans plus tard, les deux cèdres ne se sont toujours pas entendus sur leur niveau de croissance et un cœur en contreplaqué déposé là, sur la fosse, par une amie d’Isabelle, exerce toujours sa vigilance. S’il nous avait été donné de chercher des petites roches, sans doute en aurions-nous trouvés, cadeaux de Stéphanie, plus jeune, à sa mère. Toutes les fois que nous sommes passés au cimetière, des cailloux s’ajoutaient et si nous passions lorsque les clôtures étaient fermées, elles recevaient nos bye-bye et bien sûr ceux de Stéphanie.




Quelques vingt ans plus tard, en 2007, lors du centième anniversaire de Val-d’Or, une chanson a circulé sur toutes les lèvres grâce à Serge Fortin et Danny Bédard. Cette chanson voulait se souvenir du Lac des Barbus et en introduction, ils l’ont dédié à Isabelle.


Article du Journal de Montréal, lundi le 12 juin 1989, page 3




Au premier anniversaire de son décès, nous avons placé un texte dans le journal local :

« Tu nous avais été prêté par Dieu. Il y a un an, il a eu besoin de toi et il est venu te chercher car à 18 ans, ta mission était accomplie. Nous avons aussi besoin de toi et de savoir que de ta place privilégiée tu continues de nous donner la sérénité et le courage de bien perpétuer tes rêves. Dans ta clarté perpétuelle où tu es maintenant établie, guide nos pas, ceux de ta fille et de tous ceux et celles qui t’ont aimée. Chaque jour des visages, des gestes et des sons nous rappellent ton souvenir et les beaux moments partagés. Qu’importe le temps qui passe, qui passera, ton sourire ne s’effacera pas tout comme notre amour pour toi »

Pas de mot

Lynda Lemay



Quand on perd ses parents
On s'appelle orphelin
Quand on perd son épouse
Alors on s'appelle veuf
Quand on perd sa jeunesse
Bien entendu, c'est vieux que l'on devient
Quand on perd son gamin
Y a pas de mot

Il n'y a pas de nom pour décrire le père
Celui qui borde son garçon au cimetière
Jamais un seul poète, un seul pasteur
Jamais un seul auteur
N'a eu assez de lettres pour tant de douleur

Quand on perd la raison
Bien sûr on s'appelle fou
Et puis on s'appelle pauvre
À perdre trop de sous
Quand on perd la mémoire
Tout d'suite on est qualifié d'amnésique
Mais y a des choses qu'aucun mot n'explique

On aura beau fouiller les plus vieux dictionnaires
Posséder le plus vaste des vocabulaires
Décortiquer Baudelaire, jusque sous Terre
Jusqu'à son dernier vers
Il n'y a pas de mot, pas de manière
D'appeler le parent d'un enfant qui n'est plus
Il n'y a pas de mot pour ça qui soit connu

Quand on perd ses parents
On s'appelle orphelin
Quand on perd son mari
Alors on s'appelle veuve
Quand on perd son petit
C'est évident, il n'y a pas de mot
Pourtant y en a des mots
Qui nous émeuvent

Mais là, y en a aucun
Y a vraiment rien à dire
On ne sait même plus trop
Si on a l'droit de vivre
Mais bon on vit quand même
On vit tout simplement pour n'pas crever
On rit pour n'pas pleurer des flots sans rive

Oui, on vit parce que lui
Il n'pourra plus le faire
On vit parce qu'on se dit que sans doute
Il en serait fier
Quand on sauve un enfant
On s'appelle héros
Mais quand on en perd un
Y a pas de mot

Pas de mot

Chanson:                        https://www.youtube.com/watch?v=jRVH6zuuMfg




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